Ces derniers temps, un animal emblématique des espèces menacées est sur le devant de la scène médiatique : la panthère des neiges. Entre le travail magnifique de Vincent Munier, le récit de Sylvain Tesson et les photos et film incroyables de Frédéric Larrey, le rarissime félin occupe plateaux télé, studios de radio et évidement l’internet et ses réseaux sociaux!
Il n’aura pas fallu attendre longtemps pour qu’au delà des éloges, le travail persévérant des uns ou des autres ne se heurte au mur de la critique. Si la remise en question est salvatrice, elle laisse parfois poindre un brin de jalousie ou simplement de polémique un peu gratuite.
Certains estiment qu’une espèce aussi rare et menacée ne devrait pas être mise tant en lumière et médiatisée. Ils argumentent sur le fait que cela risquerait de déclencher une mode drainant des touristes-photographes en grand nombre dans des régions si tranquilles. Ces derniers dérangeraient la faune pour assouvir un loisir et propulser leur ego sur Facebook en partageant une photo prouvant que : « moi aussi, j’ai fait de la panthère des neiges ». Même Munier s’est fendu d’une analyse un peu acerbe (c’est mon ressenti) sur le tourisme se développant autour de cette espèce dans son carnet de terrain – Tibet, promesse de l’invisible – .
Je n’ai pas le talent de mes confrères, je ne suis pas un spécialiste international de la conservation des félins, mais j’ai en revanche une expérience de terrain et mes modestes compétences dans les domaines de la gestion de la nature et du tourisme dit « doux » (en opposition avec le tourisme de masse). Il se trouve que depuis 2016 je me rends au Ladakh pour, entre autre, observer et photographier (quand c’est possible) la panthère des neiges.
Expérience vécue vs bla bla sur Facebook
Ayant arpenté le Ladakh en 2006 et 2009 dans une logique plus axée sur le trekking que la photo animalière, j’avais eu le temps de me lier d’amitié avec Tashi, un naturaliste ladakhi qui m’a ouvert par la suite les portes de son réseau de connaissances. C’est ainsi qu’en janvier 2016, nous nous retrouvons, après de trop longues années, pour arpenter les secteurs les plus propices du Ladakh. Honnêtement, je n’y croyais pas trop, mais je faisais confiance à Tashi. Et puis le rêve est devenu réalité! J’ai vu et photographié ma première panthère après une bonne semaine de recherche, dans des conditions que j’aimerais retrouver un jour: elle était tranquille sur sa proie de la veille, surveillant jalousement les kilos de viande qui lui restaient… J’étais sagement et respectueusement resté à ma place, sur le versant lui faisant face, résistant à l’envie de tenter une approche. J’avais peur de la faire fuir, abandonnant sa proie, et aujourd’hui encore, je ne regrette pas mon choix d’être resté à distance.
Le but de ce voyage était de valider la possibilité d’organiser par la suite un voyage de photo animalière sur la panthère des neiges, un peu comme une cerise sur le gâteau. Nous l’avions vue et photographiée, c’était donc possible, et les vallées de montagnes alentour regorgent d’une faune, peut-être moins spectaculaire, mais qui n’en reste pas moins très intéressante pour le photographe naturaliste.
Money = protection
Il restait pour moi à voir quelle logistique nous allions employer pour ces futurs voyages. Quelques photographes, pour l’essentiel anglo-saxon, travaillaient déjà avec quelques agences locales. Tous faisaient plus ou moins le choix du camp de tentes, en contrebas du village de Rumbak, centre névralgique de cet écotourisme. Outre le fait d’être la formule la moins chère, ces camps ont pour avantage de faire travailler une équipe de cuisinier et aide-cuisinier dans la longue période creuse hivernale (la période de travail allant normalement de juin à fin septembre avec les groupes de trekking). Un bon point, mais insatisfaisant pour moi : les retombées économiques échappaient aux villageois de Rumbak. À quoi bon accepter de protéger les panthères des neiges si aucune roupie ne venait compenser les pertes sur le cheptel domestique. Car il ne faut pas tomber dans l’angélisme, aussi bouddhistes qu’ils soient, les ladakhis n’apprécient pas plus que les français de se faire prédater des chèvres ou de jeunes yaks. Les représailles finissent généralement mal pour les prédateurs, panthère des neiges ou loups du Tibet, voir lynx…
Le choix du « homestay »
La solution, ce n’est pas moi qui l’ai inventée: elle est le fruit d’un travail conjoint du Ladakh Wildlife Department (un peu l’équivalent de l’ONCFS en France) et de l’ONG Snowleopard Conservancy India Trust, qui oeuvre à la conservation de la panthère des neiges en Inde et au Ladakh en particulier. Le programme Homestay consiste à aider des familles de villages de montagne à se lancer dans l’hébergement touristique, à la façon d’un gîte chez l’habitant. Certains villages profitent désormais d’une activité presque à l’année avec l’écotourisme lié à l’observation de la panthère des neiges. À Rumbak, toutes les familles (une dizaine) se répartissent assez équitablement le travail. Il faut loger et nourrir les touristes, mais aussi leurs guides locaux et parfois les « porteurs » qui aident à porter le lourd matériel photo. À presque 20€ la nuit par personne, le revenu ainsi généré est loin d’être anecdotique ! En contrepartie, nous bénéficions de plus de confort et surtout d’un vrai contact, prolongé avec les habitants. Des quatorze personnes que j’ai guidées en ces lieux sur 3 ans, tous on unanimement salué l’intérêt de la formule.
Happy ladakhi
En discutant avec certains habitants, ils sont aujourd’hui très fiers d’avoir des panthères des neiges dans les parages (probablement 8 individus). L’animal attire dans leur vallée des touristes du monde entier, dans un échange culturel globalement bon enfant. Et évidement, sur le plan économique, cette activité est (très) rentable !
Agriculture vivrière en berne
Un point me taraudait toutefois: ces villages ont vécu pendant des siècles dans une quasi autarcie, en tout cas en quasi auto-suffisance alimentaire. Le génie agricole ayant permis de cultiver des terrasses de pois, de fève ou d’orge jusqu’a 4000m d’altitude parfois, le tout dans un environnement particulièrement sec et plutôt froid. Les familles possédaient toutes un cheptel de chèvres ou de moutons, agrémenté de yaks ou de dzo (l’hybride avec la vache). La fumure des animaux fertilisant les parcelles cultivées, les animaux fournissant lait, viande et laine. A Rumbak comme dans d’autres villages, les troupeaux d’antan se sont considérablement réduits. Beaucoup de parcelles ne sont plus cultivées. Se pourrait-il que l’économie touristique ait pris le pas sur l’économie agricole traditionnelle? Le tourisme étant par essence très volatile, je me posais des questions sur notre impact. Si cette activité avait supprimé l’activité antérieure bien plus résiliante, c’était une absurdité
Le point de vue de Rinchen
Rinchen vit isolé, à Yuruste, au delà de Rumbak. Lors de ma première visite, j’avais évoqué avec lui mes questions sur l’abandon de l’agriculture. Tashi s’était fait interprète, participant aussi à la discussion. Rinchen a vendu toutes ses bêtes à l’exclusion de deux dzos et une mule, qui lui servent d’animaux de bats pour transporter son ravitaillement dans sa maison. Celle-ci est l’unique bâtisse de Yurutse, sur le chemin du Ganda-la, un col fréquenté en été par les trekkers. L’activité de homestay lui suffit amplement et il n’y avait plus lieu de conserver son cheptel si personne ne comptait prendre sa suite. J’évoque la fragilité de l’économie touristique, le fait qu’en cas de dégradation subite du conflit larvé indo-pakistanais, il ne faudrait pas longtemps pour que le Ladakh soit considéré comme « destination à proscrire ». Pourquoi ce choix d’abandonner l’autosuffisance alimentaire qui a fait la force du Ladakh au fil des âges? C’est finalement Tashi qui apporte la réponse, approuvé par Rinchen: si les ladakhis se détournent de l’agriculture nourricière, c’est en premier lieu parce que depuis la connexion du Ladakh avec le reste de l’état indien, les denrées alimentaires telles que le riz, les lentilles, etc, sont si peu chères qu’il n’est plus rentable de cultiver les champs. Et ceci n’est pas lié au tourisme mais uniquement aux impératif militaires de défense. De fait le Ladakh est depuis plus de 60 ans la base arrière de l’armée indienne dans le conflit territorial qui l’oppose au Pakistan tout proche.
Mathématiques du moins pire
L’équation est tristement simple: dans un monde où tout est marchandisé, donner de la valeur économique au patrimoine naturel peut permettre une protection efficace. Tant pis pour la vision romantique d’une Nature qui devrait se suffire d’être pour que nous ayons envie de la respecter et de la protéger. Si la valeur « touristique » d’une panthère des neiges vivante est aujourd’hui plus grande que la valeur de sa peau et de ses os, il est plus facilement envisageable de percevoir un avenir pour cette espèce. Ce calcul est assez cynique, mais c’est une possibilité rapide et relativement puissante, valable pour bon nombre d’espèces emblématiques. Quand ces espèces sont des super-prédateurs, ce système devient d’autant plus intéressant: pour viabiliser la présence de l’espèce cible, il faut que tout son écosystème, son cortège de proies, jusqu’à la végétation qui nourrit ces dernières, soit en bon état fonctionnel. C’est l’effet parapluie, déployé sur un milieu naturel tout entier. À ce titre l’exemple de l’écotourisme lié au voyages naturalistes ou photo sur la panthère des neiges est plutôt encourageant. Snowleopard Conservancy IT cherche d’ailleurs à étendre le principe, si bien que le village de Ulley devient lui aussi un lieu connu et reconnu. Et d’autres localités sont en lice pour se positionner. À terme, on pourrait imaginer qu’une concurrence écologique se mette en place entre vallées, chacune essayant d’offrir un écosystème riche et varié, à même d’attirer les éco-touristes.
Épilogue climatique
Un problème majeur subsiste dans ce tableau qui pourrait sembler idyllique: le coût climatique du tourisme! Il va sans dire que pour me rendre au Ladakh, je n’ai pas d’autres solutions matériellement acceptable que de prendre l’avion. Chaque aller/retour émet 2,4t de CO2! J’ai beau vivre de façon pourtant très climato-compatible, le fait de voyager en avion ruine mes efforts de façon assez désespérante. Voyager pour aller voir la panthère des neiges permet bien à court terme, localement, de protéger cette espèce. Mais sur un moyen terme, cela contribue de façon notable au dérèglement climatique, qui est en soit une menace majeure pour l’écosystème trans-himalayen (comme tous les écosystèmes montagnards). Si demain les avions restaient tous au sol, cela ne solutionnerait qu’une partie du coût carbone de l’humanité. Il est très compliqué je pense de mesurer la balance bénéfice / désavantage de cet écotourisme, en tout cas depuis mon point de vue et avec mes connaissances. A minima, il nous faut compenser le CO2 émit, même si cette solution d’un droit à polluer n’est pas totalement satisfaisante à mes yeux.
En lien, un article intéressant publié sur Nationalgeographic.com : ça se passe à Kibber, au Spiti. Les conditions socio-environnementales sont assez équivalente à celles que je rencontre à Rumbak, au Ladakh. C’est en anglais, mais ça vaut le coup, et les photos sont superbes! -> https://www.nationalgeographic.com/magazine/2020/07/himalaya-snow-leopards-are-finally-coming-into-view-feature/